La couverture du numéro d’avril 2021 de Siné Mensuel, jugée par quelques-uns comme étant antisémite, vient de déclencher une nouvelle polémique qui pourrait prendre de l’ampleur dans les jours à venir. Comme souvent pour ce type d’événement, les premières réactions du milieu de la bande dessinée sont à lire sur le site actuabd : https://www.actuabd.com/Jean-Sole-dans-Sine-Mensuel-histoire-d-un-dessin-devoye
A l’heure où j’écris, lundi 12 avril au matin, il résulte des différents échanges mis en ligne sur ce site, qu’aucun intervenant ne soupçonne l’auteur du dessin, Jean Solé, d’être antisémite. Point n’est besoin de connaître l’homme pour se faire une opinion : son œuvre, en particulier son Super-Dupond, témoigne pour lui.
Si la polémique a pu pendre, c’est moins en raison du dessin lui-même que parce qu’il est publié dans un support créé par Siné, un dessinateur soupçonné d’avoir été antisémite, bien avant l’affaire qui lui valu d’être renvoyé de Charlie Hebdo par Philippe Val. Gilles Ciment, ancien directeur de la Cité de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême, rappelle d’ailleurs sur actuabd des propos, tenus en 1982, qui sont accablants car difficile de ne pas en prendre quelques-uns (évidemment pas tous) au premier degré : « Je suis antisémite depuis qu’Israël bombarde. Je suis antisémite et je n’ai plus peur de l’avouer. Je vais faire dorénavant des croix gammées sur tous les murs… Rue des Rosiers, contre Rosenberg-Goldenberg, je suis pour… On en a plein le cul. Je veux que chaque Juif vive dans la peur, sauf s’il est pro-palestinien… Qu’ils meurent ! Ils me font chier… Ça fait deux mille ans qu’ils nous font chier… ces enfoirés… Il faut les euthanasier… Soi-disant les Juifs qui ont un folklore à la con, à la Chagall de merde… Y a qu’une race au monde… Tu sais que ça se reproduit entre eux, les Juifs… C’est quand même fou… Ce sont des cons congénitaux. »
Le lien automatique établi entre la politique de l’État d’Israël et les juifs en général, et la justification d’une haine des juifs au nom du soutien de la cause palestinienne, sont injustifiables, et d’une navrante bêtise. Mais s’il existait un racisme intelligent, cela se saurait depuis longtemps. J’ai parfois le sentiment que l’on dédouane un peu rapidement Siné de ses propos, comme s’il s’agissait au fond de quelques excès sans grande importance, dus à un bouillonnant tempérament d’artiste et à une pratique de l’exagération consubstantielle à son métier de dessinateur de presse.
Pour autant, je partage l’opinion de Jean-Noël Lafargue, universitaire et bon connaisseur de la bande dessinée : Robert Sinet est mort il y a cinq ans et son passif n’a pas à rejaillir sur le journal qui porte son nom. Le lien entre les opinions de l’individu et du support, dès lors qu’il est posé comme avéré par définition, n’est pas moins idiot que ceux établis par Siné.
Lorsque Stéphane Hessel invitait à s’indigner, c’était pour nous inviter à ne pas nous résigner face aux injustices et se donner les moyens de les combattre et de les réduire. Pas sûr qu’il serait très à l’aise aujourd’hui, à l’heure où la généralisation des nouveaux outils numériques permet à l’indignation de devenir le mode dominant de communication, supplantant (très partiellement) la résignation et (de manière beaucoup plus importante) la réflexion.
Je peux comprendre que le dessin de Jean Solé puisse susciter diverses interprétations. Mais le rôle des intellectuels, comme Bernard-Henri Lévy ou Raphaël Enthoven, est-il bien de nous faire savoir instantanément leur indignation et leur dégoût, ou de nous donner un peu de matière à penser ? Il est certain que s’indigner demande moins de temps et moins de travail que de réfléchir et de faire un minimum de recherches historiques.
Je ne doute pas que cette affaire aura fait au moins un heureux, Siné Mensuel, qui ne pourra que bénéficier de cette campagne de promotion qui lui est offert gratuitement. Mais elle aura fait également un malheureux car je doute que Jean Solé ne soit pas profondément atteint par l’injuste accusation d’antisémitisme qui lui est faite.
J’en termine par la judicieuse remarque d’un autre universitaire, et autre bon connaisseur de la bande dessinée, Jean-Paul Gabilliet : « Personne n’aurait pipé mot sur ce dessin s’il était paru en pages intérieures. »
Dans l’attente de nouveau éléments, que je ne commenterai probablement pas, je vous invite à réfléchir au dessin ci-dessous et à l’antisémitisme potentiel de ses auteurs.
PRECISIONS
Suite aux informations fournies par Bernard Joubert, je me permets de compléter, ce 12 avril en milieu d’après-midi, ce que j’écrivais ci-dessus ce matin. Même s’il s’agit d’un aspect très secondaire dans la polémique actuelle.
Les propos de Siné ont été tenus sur la radio libre Carbone 14 au cours d’une nuit d’août 1982, très arrosée aux dires du dessinateur et de l’animateur de l’émission, Jean-Yves Lafesse. Siné s’est excusé publiquement, en publiant dans Le Monde du 21/10/1984 l’encart suivant adressé à la LICRA qui avait déposé une plainte contre lui :
« (…) un certain nombre de mes propos ont choqué à tel point que vous m’intentez un procès pour « incitation à la haine raciale ». Pour moi, qui me considère comme un antiraciste, c’est un comble. Je ne suis pas antisémite, je ne l’ai jamais été et ne le serai jamais, mais je me demande en effet si, auditeur et juif, je n’aurais pas réagi de la même façon (…). Il m’était difficile d’admettre que c’était bien moi qui avais dérapé à ce point-là. J’avais du mal à le croire mais, hélas, il n’y avait pas le moindre doute. Tout le monde s’accorde à reconnaître que lors de cette émission, j’étais complètement ivre. Une fois de plus, je haïssais l’alcool et ses ravages (…). Mes essais de provocation, d’humour au pénultième degré, que je manie d’habitude avec dextérité, étaient cette fois complètement ratés et odieux (..), je me rendais parfaitement compte que j’avais fait voler en éclat toutes les limites permises et que certains d’entre eux avaient pu faire mal à beaucoup. Je sais posséder le sens de la démesure : je gagne d’ailleurs ma vie avec puisque c’est mon métier. Je sais aussi les problèmes délicats que provoquent parfois ces exercices périlleux (…) Mais il faut aussi – ce serait malhonnête de ne pas le faire – remettre les choses dans le contexte de l’époque : la guerre du Liban faisait rage et nous étions tous bouleversés. J’étais absolument contre les positions du gouvernement israéliens d’alors, partageant en cela les sentiments de beaucoup d’amis juifs. C’était le sujet d’actualité le plus brûlant et toutes nos conversations étaient passionnées et exacerbées. En évoquant cela, je ne cherche pas à me disculper, j’aimerais simplement vous faire comprendre, sinon admettre, ma colère et ma déraison (..). Vous comprendrez, je l’espère, que les propos que vous me reprochez sont en flagrante contradiction avec tout ce que je pense. Je m’excuse. »
Faire crédit à Siné de la sincérité de ses excuses, et admettre qu’elles ne résultent pas d’une simple manœuvre visant à ce que la LICRA retire sa plainte, ne me pose pas problème. En revanche, je ne crois pas que ses provocations « d’humour au pénultième degré » l’exonèrent de tout antisémitisme fut-il inconscient.